Peut-on imaginer de nos jours une vieille église remplie à craquer par 4000 étudiants turbulents, tandis que des centaines d’autres restent dehors, faute de place à l’intérieur, tout cela pour écouter réciter des poèmes durant des heures, au point d’y passer la nuit entière ?
Le 27 mars 1970, au théâtre du Gesù à Montréal, les Québécois célèbrent la poésie d’ici lors d’un rassemblement grandiose et extatique qui réunit quelques 150 poètes, chantres de notre langue nationale. Organisée par Gaston Miron et Claude Haeffely, la Nuit de la poésie a été imaginée par le cinéaste Jean-Claude Labrecque afin d’immortaliser sur pellicule la vigueur de notre poésie et recréer le plus fidèlement possible l’atmosphère du spectacle « Poèmes et chansons de la résistance », organisée deux ans plus tôt en soutien aux felquistes Charles Gagnon et Pierre Vallières. L’événement a fait date dans l’histoire du Québec, au point que la presse de l’époque qualifie sans ambages la Nuit de la poésie de « la plus grande fête de la Parole qui ait jamais eu lieu au Québec », rien de moins que le « Woodstock de la poésie québécoise ! »
À quoi tient ce succès inouï et comment ce happening poétique a pu à ce point marquer les mémoires d’un sceau indélébile ? Il tient d’abord au climat social et national très particulier qui règne alors au Québec, à la veille de la Crise d’Octobre et au crépuscule de la Révolution tranquille. Tout rime alors avec contestation, révolution et indépendance, y compris la poésie qui, loin des accents soporifiques, prête volontiers sa voix aux combats du temps.
Ce succès s’explique ensuite du fait que l’événement réunit tous les jeunes poètes alors en vogue, subversifs et provocateurs à souhait, de Denis Vanier à Claude Gauvreau, en passant par Gérald Godin, Roland Giguère, Pauline Julien, Michèle Lalonde, Gatien Lapointe, Paul Chamberland et Raoul Duguay, bref, de véritables idoles pour les jeunes branchés. Les archives nous révèlent d’ailleurs que des figures littéraires mieux établies avaient été écartées, dont Rina Lasnier, jugée trop « catholique », Félix Leclerc, trop « populaire », et Alfred DesRochers, trop « folklorique ».